L’échappée intérieure de La Comédie de Valence

Un projet littéraire participatif de Marc Lainé et Tünde Deak, de La Comédie de Valence, dans la Drôme, auquel j’ai participé le 15 avril. Chaque jour, pendant toute la durée du confinement, La Comédie de Valence publie de nouveaux textes écrits par les participants. Leurs histoires prolongent et font grandir ce récit de voyage imaginaire écrit en commun.

Tout devient rouge, puis jaune. Tes paupières fermées le voient. Les couleurs s’impriment sur ta rétine quelques secondes avant de s’estomper. Elles emplissent ton espace intérieur. Tu clignes doucement des yeux pour les ouvrir mais il est encore trop tôt. Alors tu avances à tâtons.

Une vague de chaleur te submerge. Une chaleur familière, qui pourtant n’est pas celle du soleil, à laquelle tu t’attendais. Tu la connais, tu la cherches, tu la désires, cette chaleur. Tu desserres les lèvres pour l’aspirer, la jauger, la faire entrer en toi. Cette odeur sucrée, un peu âpre, cette humidité dans l’air… Et si c’était la chaleur d’un corps ? Cela fait si longtemps que tu n’en as pas touché. Tu n’arrives pas à y croire. Et pourtant, un bras te frôle. Puis un autre. À moins que ce ne soit une épaule, une main, un regard. Les yeux plissés tu ne distingues pas grand chose, à part ces auréoles rouges, jaunes, vertes puis bleues qui tachent l’air devant toi. Elles illuminent par touches cette masse de corps informe dont tu fais désormais partie. Des semaines que tu n’en avais pas vus, pas pris, pas sentis. Des semaines que tu étais privé.e d’odorat, au contact de ce qu’on appelle le grand air certes mais qui ne sent rien. Tu avais rêvé de voyages lointains, célestes. Et voilà que tu vagabondes avec ta peau.

Un faisceau de lumière blanche balaie l’espace autour de toi, tu le suis des yeux, un félin guettant sa proie. Les rayons blancs se faufilent entre les nuques et les chevelures. Vous êtes des centaines. Tu es loin de chez toi, tu ne connais personne mais tu n’as pas peur. Les autres te manquaient tellement, tu brûles à l’idée de les frôler, de les toucher. Je peux, je peux, tu te dis. Tu brûles d’envie qu’un.e inconnu.e vienne t’embrasser. Qu’iel caresse tes lèvres du bout de sa langue. Cette pensée te fait frémir.

Le faisceau s’est éteint. Il t’a permis de distinguer des murs, des limites lointaines, très lointaines, noires et indécises. Le plafond est trop haut, il n’existe pas. Tu t’en fous des limites maintenant, tu avances.

Un bruit sourd se fait entendre. Personne ne semble s’en étonner sauf toi, qui te figes. Tu entends des sifflements de joie, des cris d’excitation. Ce son grave, tu le sens monter le long de tes chevilles puis gronder dans ton bas-ventre affamé, dans tes poumons figés remplis d’air, dans ta gorge sèche qui se dénoue.

Puis la masse se met en mouvement. Des bras, des coudes te frôlent de nouveau, te cognent, même. Alors tu balances tes hanches à ton tour, tu secoues tes épaules d’avant en arrière. Tu dessines des cercles avec ta tête en suivant le bruit. Une mèche de cheveux inconnue se colle à ta nuque. Le temps que tu te retournes elle avait disparu. Tu reprends tes pas, tu as besoin de te concentrer un peu, cela fait si longtemps que tu n’avais pas fait ça, que tu ne t’étais pas autorisé un tel abandon. Tu fermes les yeux de nouveau, tu décolles tes bras de tes flancs. Puis ce sont les pas de danse qui te prennent, ça y est, leur mécanique t’embarque. Des battements réguliers et des arpèges ont succédé au bruit sourd.

Soudain, une main saisit la tienne, là, sur ta droite. On te tire hors de la foule, hors de ta transe. Tu ne résistes pas longtemps, tu suis le mouvement.

Te voilà devant la scène. La main t’a lâché.e. Tu n’oses pas t’approcher davantage, les projecteurs t’éblouissent. Petit lapin sidéré au milieu d’une départementale. Tu t’accroupis pour ramper. En-dessous tout est noir et poussière, tes pupilles se dilatent. Là-bas, à l’autre bout de la musique, tu aperçois une porte qui mène aux coulisses.

logo-comédie-de-valence